Né la même année que la victoire des Fronts populaires espagnol et français (et quelques jours seulement avant le déclenchement de la guerre d’Espagne), Ken Loach, 86 ans, est certainement, aujourd’hui, le cinéaste européen le plus cohérent esthétiquement et politiquement, le plus à gauche et le plus prolifique. Commencée dans les années 1960 au sein de la télévision britannique (publique), son œuvre, réaliste et humaniste, profondément ancrée dans le réel et constamment fidèle à la classe ouvrière et aux travailleurs précaires, est très majoritairement fictionnelle. On n’y relève que trois documentaires : Which side are you on ? (Songs, Poems and Experiences of the Miners’ Strike), consacré à la grande grève des mineurs anglais de 1984 (et seulement sorti à la télévision britannique en 1985 après y avoir été un temps censuré), Les Dockers de Liverpool (sous-titré « un essai de morale contemporaine », 1997), et L’Esprit de 1945 (2013), qui relate les grandes conquêtes sociales de l’après Seconde Guerre mondiale et leur mise à mal par le libéralisme économique.
Ces trois documentaires ne sont aucunement des accidents de parcours au sein de la carrière du cinéaste. Ils en révèlent au contraire toute la cohérence. Les deux premiers sont consacrés à deux piliers du mouvement ouvrier (pas seulement britanniques), les mineurs et les dockers, et ceux-ci sont contraints à une politique défensive face aux coups de boutoir du libéralisme dont la Première Ministre Margaret Thatcher fut le sinistre parangon (avec le président états-uniens Ronald Reagan). Le troisième film, plus global, met en exergue une véritable politique travailliste au service des classes populaires. Lors de la sortie de Which side are you on ?, qui révèle la brutalité de la répression que les mineurs britanniques durent subir (avec la complicité de la plupart des grands médias) et rend hommage à tout une culture ouvrière, Ken Loach précisa ainsi l’ambition qui caractérise toute son œuvre : « J’essaie d’exprimer un point de vue, non pas sur la classe ouvrière, mais de la classe ouvrière ».
Les Dockers de Liverpool (dont la version française est portée par la belle voix d’André Wilms) contient une grande part de l’art et de la méthode de Ken Loach : la ténacité et l’humour, une fidélité constante aux communautés ouvrières, une attention aux corps, aux visages et aux parlers prolétaires. Utilisant habilement et classiquement les archives, le vieux cinéaste internationaliste assigne aux images un statut de preuves et n’hésite pas à recourir à certains procédés du cinéma militant (sons pris à la sauvette, plans à charge contre les bureaucrates syndicaux…). À l’instar de certains films de Bong Joon-ho (Parasite, 2019) et Ruben Östlund (Sans filtre, 2022), eux aussi récompensés au festival de Cannes de la Palme d’or (Östlund et Loach l’ont même eu à deux reprises), le cinéma de Ken Loach, de manière à la fois radicalement différente et plus humaniste, soutient, du point de vue des dominés, la nécessité de la lutte des classes.
Tangui Perron, historien du mouvement ouvrier et du cinéma et programmateur. (Dernier livre paru : Rose Zehner et Willy Ronis, naissance d’une image, 2022, éditions de l’Atelier).